La démesure des projets de cryptodevises privés : une menace pour la souveraineté monétaire des Etats ?
Suite aux différents effets d’annonce du projet Libra et dans un soucis de se positionner rapidement sur ces sujets de devises privées trans-étatiques, le Ministre de l’Economie Bruno Lemaire a indiqué que la France ne pourra « pas autoriser le développement de la libra sur le sol européen », selon lui, « La souveraineté monétaire des États est en jeu ».
Création du Libra, une Révolution monétaire ?
Afin de bien cerner les déclarations du Ministre des finances, il est nécessaire d’effectuer un rappel des faits.
En juin 2019, l’association Libra basée à Genève et regroupant 27 membres a été missionnée afin de finaliser une charte de fonctionnement de la future monnaie virtuelle la Libra. Facebook a fait principalement appel à des spécialistes du paiement, des réseaux de télécommunications et évidemment de la technologie Blockchain. La gestion du projet Libra a été déléguée au français David Marcus, vice-président de Facebook en charge de Messenger, ancien CEO de PayPal et membre du conseil d’administration de la plateforme d’échanges Coinbase. Il a récemment été arrêté que la valeur de la Libra reposera sur un panier de devises adossé au dollar, à l’euro, la livre Sterling, le yen et au dollar singapourien.
Le projet Libra déplait fortement à la plupart des pays européens dans la mesure où il vient concurrencer les Etats dans leur souveraineté nationale en s’adjugeant la prérogative de création monétaire. Les différents gouvernements sont en effet inquiets car Facebook (avec Whatsapp) possédant environ 2,7 milliards d’utilisateurs avec un tel potentiel de développement, le réseau social pourrait rapidement obtenir une position privilégiée pour proposer une offre bancaire à grande échelle dans les Etats dont la monnaie locale est jugée fluctuante, et cela, sans commissions excessives.
Certains points de tensions liés à la future régulation du Libra et évoqués par le ministre semblent aujourd’hui confirmés par plusieurs membres de l’organisation Libra.
Le Trésor américain a adressé récemment un courrier à Facebook et à l’association Libra dans laquelle le réseau social est sommé de répondre à un certain nombre de questions relatives à la stabilité financière de la Cryptodevise, la lutte contre le blanchiment d’argent et la protection des données personnelles des utilisateurs. Le projet de Facebook est également surveillé de très près par la Commission européenne qui y voit déjà potentiellement une pratique jugée anticoncurrentielle, notamment par le biais de la France et l’Allemagne qui se sont accordés pour proscrire de leurs territoires le cryptoactif de Facebook arguant qu’« aucune entité privée ne peut revendiquer un pouvoir monétaire, ce qui est inhérent à la souveraineté des nations ».
A tel point que depuis début octobre, les entreprises spécialisées dans le paiement PayPal, Mastercard, Visa, Ebay et Stripe ont annoncé leur retrait de l’initiative en raison des fortes pressions réglementaires en cours et à venir. C’est également à ce moment qu’à été annoncé le départ du Chef de produit Libra Simon Morris après seulement 5 mois en poste.
Si Bertrand Perez, directeur général de Libra a essayé de rassurer les membres de l’association en déclarant que : « Le plus important est de nous conformer aux organismes de réglementation et de nous assurer qu’ils nous fassent confiance », le PDG d’Apple a décidé d’enfoncer le clou en indiquant dans une interview au journal Les Echos qu’il : « pense profondément que la monnaie doit rester dans les mains des Etats. Je ne suis pas à l’aise avec l’idée qu’un groupe privé créé une monnaie concurrente. Une entreprise privée n’a pas à chercher à gagner du pouvoir par ce biais ».
Les prémices d’un EuroCoin ?
C’est au sein de cette conjoncture incertaine que le ministre des Finances Bruno Lemaire a évoqué pour la première fois sa volonté de créer une monnaie virtuelle publique. Si le concept de cryptodevise “made in France” n’est pas novateur, avec par exemple Tezos, DUNE (fork de Tezos) ou encore Ark, cette prise de position vient très clairement s’opposer à Facebook dans sa volonté de se soustraire au pouvoir régalien d’émission de monnaie.
Désormais le ministre déclare vouloir « une réflexion sur une monnaie numérique publique émise par les banques centrales qui garantirait la sécurité totale des transactions, leur rapidité, leur simplicité et leur gratuité. » Même si le projet évoqué reste assez imprécis, nous avons déjà quelques indications quant à la nature probable de la future cryptomonnaie.
Il serait donc question d’une cryptomonnaie publique et gérée par un groupement de Banques Centrales dont évidemment la BCE. De plus, la devise fonctionnerait sur le modèle des stablecoins correspondant à un actif étroitement lié à une valeur refuge telle que le dollar américain, ce qui permet de réduire la volatilité des fluctuations des cours en limitant les mouvements brutaux. Fonder la cryptomonnaie publique sur ce modèle permettrait donc résoudre l’un des problèmes majeurs des monnaies virtuelles à savoir leur très importante volatilité, comme par exemple le Tether ou le Dai qui fonctionnent d’ores et déjà sur ce modèle.
Ces hypothèses sont par ailleurs en phase avec un rapport du 1er octobre 2019 rendu par le Sénat qui soulignait que « La naissance d’une cryptomonnaie de banque centrale (central bank digital currency – CBDC) pourrait soutenir les levées de fonds en jetons et le financement des innovations numériques, les investisseurs pouvant alors faire appel à cet actif garanti, sans risque de subir les incertitudes liées à la volatilité des cryptoactifs privés ».
L’annonce de Bruno Lemaire intervient juste après une intervention semblable du Gouverneur de la Banque d’Angleterre Mark Carney qui avait détaillé l’hypothèse d’une « monnaie hégémonique synthétique » produite par « un réseau de monnaies digitales de banques centrales ». Selon ce dernier, cette devise d’une nature jusqu’alors inconnue serait capable « d’atténuer l’influence dominante du dollar dans le commerce international ».
Cependant cette perspective d’un cryptoactif étatique apparaît paradoxale dans la mesure où tout l’intérêt initial des cryptomonnaies repose sur les principes de décentralisation et de désintermédiation. Il y aurait quelque chose d’ironique à voir apparaître une cryptodevise étatique en totale contradiction avec les valeurs libertariennes prônées par l’énigmatique Satoshi Nakamoto lors de la création de la première cryptomonnaie le Bitcoin.
Certains spécialistes vont même jusqu’à dire qu’il serait davantage judicieux de se préoccuper du développement du Bitcoin étant donné qu’il combine à présent un très grand nombre de facteurs clé de succès. Nous avons récemment appris que c’est d’ailleurs ce que fait progressivement l’Etat français à travers la BPI qui vient d’investir un ticket d’un million d’euros dans la Start-Up ACINQ œuvrant au développement du Bitcoin.
L’avènement des crypto-nations
L’Europe n’est pas novatrice dans ces nouvelles réflexions de monnaies numériques adossées aux monnaies nationales. La Chine, via la Banque Populaire de Chine, travaille déjà sur le sujet depuis 5 ans pour lancer son propre crypto-yuan, s’appuyant sur la monnaie éponyme au ratio 1:1. Le rapport sénatorial sur la souveraineté numérique d’octobre 2019 précisait que « selon les dernières informations communiquées par la Banque populaire chinoise en août 2019, la Chine pourrait être le premier État à émettre sa propre cryptomonnaie, un stablecoin adossé au yuan. Ce projet, serait aujourd’hui entré en phase de test et viserait à progressivement remplacer l’usage de l’argent liquide, mais aussi à mieux surveiller les transactions de ses utilisateurs ».
La présence d’une telle monnaie virtuelle pourrait s’avérer être un atout déterminant dans la guerre commerciale avec les Etats-Unis, la Chine comptant s’en servir comme arme de contournement des sanctions financières américaines afin de réduire sa dépendance au dollar. De la même manière, le Venezuela tente depuis début 2019 de diminuer les impacts des sanctions économiques infligées par les Etats Unis en ayant recours à une cryptomonnaie nationale appelée le Petro, reposant d’après les sources officielles sur les réserves de pétrole et de minerai du pays.
Le projet Libra, reste à l’heure actuelle, empêtré dans le flou des différentes régulations étatiques en cours de création. Il a toutefois déjà été interdit en l’état dans de nombreux pays européens. Une négociation au sein des états de l’UE est en cours afin d’obtenir une décision européenne sur le sujet épineux de la régulation des cryptomonnaies. Tous essayent d’anticiper l’avènement d’une démocratisation massive d’une cryptodevise sans contrôle étatique que l’on voit déjà poindre au travers des multiples projets en cours.
A la lumière de toutes ces menaces, le projet d’une cryptodevise publique gérée par un groupement de banques centrales mérite d’être étudié avec attention et encouragé. La France, dont les ambitions numériques sont élevées, détient là une opportunité en or à ne pas laisser filer, il est déterminant que les déclarations du Ministre Lemaire soient visiblement suivies de réalisations tangibles afin de ne pas rester lettre morte.
Le projet a reçu début septembre un soutien déterminant à l’instar de Christine Lagarde future Présidente de la BCE qui s’est dite très intéressée et intriguée par le fait que "de grandes banques centrales s’unissent pour créer une sorte de monnaie digitale, de “stablecoin” de même nature que le Libra". Elle a précisé vouloir prendre part à la réflexion.